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"Bleu jazz, bleu Cohen, bleu Anjani"

by Marie-Christine Blais

cyberpresse.ca

May 28, 2006
Elle ouvre la porte, dit timidement « bonjour » en français et se dirige vers la cuisine, où elle offre du thé, mais pas d'oranges: voici Anjani, choriste et pianiste de Cohen, devenue au fil des ans sa « romantic partner », pour reprendre l'expression chérie des journaux anglophones. Et devenue surtout l'interprète et compositeure de nouveaux textes de Cohen, regroupés sur un magnifique album baptisé Blue Alert et réalisé par son amoureux en personne.

« Blue » comme dans jazz, la couleur musicale de l'album. Et bleu comme la mélancolie élégante qui sourd de tous les textes, dont le thème n'est pas la séparation, mais bien le fait de devoir se quitter- la nuance est subtile: Mais c'est vrai que ce sont des chansons sur le « parting » et sur le « ending » (le départ et non la fin), précise Anjani.

Il y a de la peine peut-être, dans ces mots, mais pas de la souffrance. C'est comme si la porte entre deux êtres était fermée, mais pas nécessairement verrouillée. Elle peut se rouvrir peut-être... « Elle ne l'évoquera pas pendant l'entrevue, mais aimer un homme de 71 ans, c'est devoir se préparer à l'inévitable parting ».

Anjani a eu une chance fabuleuse: elle a pu fouiller en toute impunité dans tous les carnets et notes de Leonard et y repérer les phrases, les strophes, parfois méme seulement quelques mots qui l'inspiraient- y compris une référence à Saint-Jovite (dans "Never Got To Love You") qu'elle n'a pourtant jamais visité! « Mais le son Saint-Jovite est si beau et Leonard m'a en tellement parlé, explique Anjani qui, régulièrement, se tourne vers une chaise vide, autour de la table de la cuisine, comme si son bien-aimé y était assis.»

À partir du matériel ainsi ramassé, Cohen a écrit neuf textes qu'Anjani a mis en musique: « C'est sans doute la chanson "No One After You" qui m'a donné le plus de difficultés. Je trouvais que cela faisait peut-être trop de chansons jazz et je ne voulais tellement pas froisser les fans de Leonard, que cela aurait pu rebuter. Je pensais donc au départ faire appel à mes amis musiciens, mais Leonard m'a dit, non, joue simplement du piano, avec ici et là un peu de cordes ou de sax, tu vas voir, ça va marcher. » Et ça marche.

Notamment à cause de la diction parfaite, sans fioritures, d'Anjani, qui est originaire d'Hawaï et qui a participé à plusieurs des albums de Cohen (dont I'm Your Man et The Future): "Vous l'avez remarqué? demande-t-elle timidement. J'ai une formation de chanteuse classique, mon professeur voulait que je devienne une mezzo-soprano, mais cela ne m'intéressait pas. Je crois que, à force de chanter, ma diction est devenue plus claire et précise. Quand je réécoute mes deux premiers disques solo, je suis horrifiée, je ne comprends pas un mot de ce que je chante (rires). Je voulais tellement que l'on comprenne les mots de Leonard. Ce sont des bijoux qui n'ont pas besoin d'effets spéciaux pour briller. « Les fans de Cohen qui ont l'album Dear Heather (2004) reconnaîtront la chanson "Nightingale," qui figure aussi sur "Blue Alert": "Comme nous l'avions composée ensemble, explique Anjani, j'avais envie de la refaire à ma manière. » Heureuse décision: sa version dépouillée est plus envoûtante que la version country-folk sur Dear Heather.

Le « nightingale », c'est bien sûr le rossignol, comme celui dessiné par Cohen pour illustrer la couverture de son nouveau recueil de poèmes. Car, samedi dernier, pour marquer la sortie du Blue Alert d'Anjani, mais aussi du livre de Cohen Book of Longing (bien nommé: cela faisait 22 ans que le poète n'avait pas publié!), le couple a donné un spectacle à Toronto.

Ni l'un ni l'autre ne s'était produit sur scène depuis 13 ans: « Au départ, ça devait être un petit spectacle dans une librairie, explique la chanteuse en riant. Et là, on nous annonce un spectacle en plein air, alors que les chansons de l'album sont très tranquilles! Ne vous en faites pas, m'a-t-on dit, on va fermer la rue; est-ce que cela était supposé nous rassurer (rires)? Il y avait à peu près 6000 personnes! Mais les gens sont tellement respectueux envers Leonard qu'ils ont écouté attentivement tout le spectacle. »

Et ils ont été si nombreux à acheter Book of Longing qu'il occupe le premier rang des palmarès de vente des livres au Canada, une première historique pour un recueil de poésie. C'est le même Cohen qui, en 2004, apprenait que sa gérante Kelley Lynch l'avait délesté de 5 millions de dollars US et qui a dü intenter un procès, qu'il a gagné, sans grand espoir toutefois de revoir jamais la couleur de son argent.

Anjani n'en parlera pas. Ça ne l'intéresse pas. Ce qui l'intéresse, c'est Leonard. Travailler avec lui, venir en sa compagnie à Montréal quand il y fait froid, collaborer au prochain album du poète-chanteur, le chanter et, tout simplement, l'aimer. L'aimer autant que possible avant le départ qui n'est pas une fin...



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